De Dumbarton Oaks à San-Francisco

Forces nouvelles 17/5/1945

 

Au moment où la puissance allemande achève de s'effondrer, les Nations unies ont jeté les bases d'une paix durable. Une conférence s'est tenue à Dumbarton Oaks, du 21 août au 7 octobre 1944, d'où est sorti un plan « pour assurer une paix future par une organisation internationale ». Pourquoi ce plan ? Quel est-il ? En quoi diffère-t-il de la SDN ? Marque-t-il un progrès sur celle-ci ? Voici les questions auxquelles nous voudrions répondre.

Pourquoi ce plan ? Ne pouvait-on pas reprendre l'ancienne SDN en la remaniant et en amendant son pacte ? On semble la traiter en coupable, et quiconque s'est un peu attaché à l'organisation internationale dans l'entre deux guerres ne peut pas ne pas en éprouver un certain malaise. Car, on semble dire que la SDN a non pas échoué, mais failli. Or, si la Société des Nations n'est pas parvenue à semer la paix, ce n'est pas par ses vices de structures, bien qu'elle en eut, c'est parce qu'on n'a pas voulu la mettre en œuvre. Sans doute la règle de l'unanimité absolue était-elle un faiblesse. Mais ce n'est pas elle qui a empêché des mesures fermes contre le Japon en 1930, au début de l'affaire de Mandchouri, ni la sanction du pétrole contre l'Italie. La liaison avec les traités de paix était une erreur, mais elle a surtout été un prétexte à certaines puissances à bouder la SDN. Et puis, il faut toujours partir d'un certain statu quo territorial qui continue le droit positif. La SDN est morte, en réalité, de ce qu'on n'a pas voulu la mettre en œuvre. Les nations fortes n'ont pas voulu, quand il était encore temps, s'imposer la plus minime gêne pour assurer la justice et la paix. Il ne s'agissait que de Chinois, a-t-on dit d'abord. Il ne s'agissait que de nègres, a-t-on dit ensuite. Il ne s'agissait que de Tchèques, a-t-on dit encore. Et un beau jour il s'est agit des Français, des Belges, des Hollandais et des Anglais.

Ainsi donc, une société internationale doit être jugée, moins du point de vue de la plus ou moins pauvre perfection de ses institutions, que du désir qu'on aura de les mettre en œuvre. Et si on a voulu innover, si on n'a pas repris la SDN dûment amendée – et les travaux étaient tout prêts – c'est pour des raisons purement politiques :

éviter aux États-Unis de se dédire, eux qui avaient toujours refusé d'entrer à Genève ;

2° La Russie, elle aussi, gardait une vieille rancune contre la SDN où elle n'était entrée que tardivement, et qui, un certain temps, avait pu sembler dirigée contre elle.

Une nouvelle institution éviterait cette gêne.

Si la nouvelle Société des Nations semble être substituée à l'ancienne plus pour des raisons politiques que juridiques, marque-t-elle, du moins, un progrès ou un changement notable par rapport à l'ancienne.

Les organes seront les mêmes : une Assemblée, un Conseil de sécurité plus restreint, une Cour internationale de Justice, un Secrétariat.

A) L'Assemblée : composée d'un représentant par  État membre, elle tient une session annuelle et peut, dans des circonstances exceptionnelles, tenir des sessions extraordinaires.

Ses attributions essentielles sont les suivantes :

a) Collaborer avec le Conseil de sécurité pour l’admission de nouveaux membres et l'adoption des amendements ;

b) élire les membres non permanents du Conseil ;

c) Faire des recommandations – et seulement des recommandations – sur les questions de paix internationale et de sécurité – à la condition, toutefois, que le Conseil ne s'en soit pas préalablement saisi.

Le rôle de l'Assemblée est donc extrêmement restreint. Elle apparaît comme un rouage aussi dépourvu d'activité et de pouvoir que l'Assemblée générale des actionnaires dans une société anonyme. Sa seule fonction vraiment importante, par laquelle elle pourra avoir un certain poids dans la vie de la société, apparaît l'élection des membres non permanents du Conseil.

Les plans de Dumbarton Oaks tranchent donc la question de la répartition des pouvoirs entre le Conseil et l'Assemblée dans un sens favorable au Conseil.

B) Le Conseil de sécurité – C'est nettement l'organisme prépondérant au sein de la nouvelle Société, non pas seulement en fait, comme dans la précédente, mais aussi en droit.

Il comprend onze membres dont cinq permanents : USA, URSS, Grande-Bretagne, France, Chine – et six membres non permanents, élus par l'Assemblée pour deux ans et non immédiatement rééligibles.

Avant même de passer aux pouvoirs du Conseil, sa composition demande quelques commentaires.

En premier lieu elle est assez analogue à la composition de la Société genevoise, telle que l'avait définie son premier caractère hiérarchisé, avec pourtant quelques témoins des Puissances secondaires, pour éviter une dictature trop nette des grandes. Ceci apparaît assez juste. Une certaine hiérarchie est nécessaire. On ne peut pas mettre sur le même pied, dans une Société des Nations, la Grande-Bretagne et le Guatemala. La responsabilité essentielle dans la vie internationale appartient à certaines puissances. Elles assument les charges principales. Il est naturel qu'on leur concède un certain pouvoir de direction.

Les puissances à siège temporaire sont peu nombreuses. Il faut souhaiter que cette proportion demeure. La multiplicité des membres non permanents du Conseil a lourdement pesé sur le destin  de l'ancienne SDN. Les grandes puissances, trop noyées par des éléments irresponsables, se désintéressaient du débat. Elles tendaient à se limiter à l'action des couloirs, ou à composer un super conseil occulte. Quelques membres représentants les Puissances secondaires, mais ne noyant pas les Grandes, paraissent, au contraire, une assez bonne solution pour contrôler ces dernières sans les rejeter dans une activité politique extérieure à la Société.

Ainsi, déjà dans la composition du Conseil, les plans de Dumbarton Oaks marquent une réaction non tant contre la lettre du pacte de Genève que sur sa pratique.

Les attributions du Conseil sont très nombreuses. Il y a, en fait, toute la direction de la Société. Il doit veiller au maintien de la paix et à l'organisation de la sécurité. Il peut, soit engager les parties adverses à chercher une solution dans la conciliation ou l'arbitrage, soit décider des sanctions diplomatiques, économiques ou militaires.

Nous avons vu que l'Assemblée n'avait presque aucun pouvoir. Tout est donc entre les mains du Conseil. Mais si la SDN genevoise avait sombré dans un démocratisme excessif, le projets de Bumbarton Oaks ne font-ils pas pencher exagérément la balance dans le sens inverse ? Les Puissances secondaires ne sont-elles pas un peu trop réduites au rôle de figurants. Il semble qu'un moyen terme soit à trouver.

Cette hiérarchisation excessive risque d'être accentuée par le système de vote du Conseil. On sait que celui-ci avait soulevé de graves difficultés en particulier pour déterminer l'agresseur, si celui-ci était une grande Puissance. Les Russes préconisaient l'unanimité des suffrages ce qui donnait un droit de veto à l’État incriminé. Les Anglais proposèrent une transaction, selon laquelle le Conseil déciderait dans chaque cas si un membre permanent mis en cause serait autorisé à exercer ce droit. Mais l'affaire reste en suspens. Le communiqué de la Conférence de Yalta montre que cette difficulté est résolue, sans d'ailleurs indiquer de quelle façon.

C) Le Secrétariat permanent – Cet organisme est essentiel. Le plan de Dumbarton Oaks n'en dit que peu de choses. Nous espérons toutefois que le nouvelle Société reprendra le personnel de l'ancienne. Il existe d'ores et déjà un corps de fonctionnaires animés d'un véritable esprit international, dévoués à la paix. Ils possèdent une tradition. Il serait très regrettable qu'on ne profitât pas de leur expérience, non plus que de la documentation qu'ils ont su réunir et des organisations qu'ils ont mises sur pied.

Nous attachons une grande importance à la composition de ce Secrétariat. En effet, l'Assemblée, le Conseil, la Cour de Justice elle-même tentent d'apaiser les conflits. À tout prendre ce n'est peut-être là qu'une tâche secondaire pour une  Société internationale. Il en est une autre plus lointaine, mais plus profonde : renforcer le fait social international. C'est l’œuvre quotidienne du Secrétariat, qu'il lutte contre l'autarchie, qu'il institue dans le monde entier des centres d'épidémiologie, qu'il unifie la jauge des navires. Tâches humbles, mais tâches sûres. Parallèlement à la politique – qui trop souvent les divise – elles rapprochent les peuples.

D) Cour de Justice internationale – Nous n'en dirons qu'un mot. La Cour de Justice internationale pourra être soit la continuation pure et simple de la CPLT de la Haye, soit une organisation nouvelle. Notons simplement un progrès, qui est important : les membres de l'organisation internationale seront ipso facto, soumis à la compétence de la Cour.

Si nous voulons résumer nos impressions sur les projets de Dumbarton Oaks, nous constaterons d'abord un progrès : si l'on ne va pas encore jusqu'à l'institution d'une force internationale, du moins a-t-on adopté le principe de la mise à la disposition de la future Société des Nations unies de certains contingents internationaux. En particulier des contingents de forces aériennes devront être constamment tenus à la disposition de l'organisation internationale. Dans toutes les questions relatives à l'emploi de la force armée, le Conseil sera assuré par un comité d'état-major composé des chefs d'état-major des membres permanents.

Autre supériorité des plans de Dumbarton Oaks : dans le cadre de l'organisation mondiale des arrangements régionaux et des organismes régionaux pourront être institués, et le comité d'état-major a le pouvoir de créer des sous-comités régionaux.

Ce point est extrêmement intéressant. Un universalisme inconditionnel fut une des faiblesses de l'institution genevoise. Sa jurisprudence avait d'ailleurs tendu à l'atténuer. Dans un grand nombre de cas – par exemple pour l'élection des membres non permanents du Conseil – un système régional avait prévalu. Il existe dans le monde des sphères d'intérêts communs, il existe entre des groupes de peuples des affinités particulières. À condition que ces groupes ne soient animés d'hostilité envers aucun autre, il est nécessaire de leur donner une expression juridique. D'autre part, le fait social international est, depuis un demi-siècle, en régression. Il ne faut donc négliger aucun phénomène supernational, même s'il est limité à quelques nations seulement. Par approximations successives, on arrivera à la Société internationale universelle, plus sûrement peut-être qu'en l'instituant de pied en cap sur un univers divisé.

Mais si les projets de Dumberton Oaks ont ces qualités, ils ont incontestablement le tort de ne pas garantir l’intégrité territoriale de chaque pays. Qu'est la sécurité collective sans cette garantie ? Ce défaut est d'autant plus sensible qu'on peut craindre que l'emploi de la force par les grandes Puissances contre toute velléité indépendante des pertes n'entraîne de graves abus – Référons-nous à un précédent - Qu'eût fait une organisation internationale ainsi constituée dans l'affaire des Sudètes ? On comprend la réticence de certains petits États.

Les projets de Dumbarton Oaks peuvent avoir encore pour nous, un autre inconvénient qu'un journaliste suisse résumait dernièrement ainsi : « Pour des raisons de sécurité immédiate, la France a toujours défendu et défend encore, le principe des accords particuliers et des ententes régionales. C'est dans cet esprit qu'elle a conclu son nouveau pacte avec la Russie, qui représente, pour le moment, la pierre angulaire de toute sa politique étrangère. Or ce traité stipule qu'en cas de retour offensif de l'Allemagne, l'alliance doit jouer de manière immédiate et automatique. Mais cette disposition ne cadre pas avec les recommandations de Dumbarton Oaks qui subordonnent tout recours à la force à la décision du futur Conseil de sécurité. »

Une institution vaut beaucoup plus par la manière dont on la met en œuvre que par les stipulations de son pacte.  Le statut international élaboré à Dumbarton Oaks présente des lacunes et des insuffisances. Tel quel, pourtant, si les États veulent vraiment établir la paix, il peut être l'origine d'une vraie Société internationale. Les peuples ont-ils compris ? Sont-ils vraiment résolus à la paix ? Telle est la vraie question qui se pose.